En entendant ce matin l'hommage radiophonique à Alain Robbe-Grillet, au lendemain de l'annonce de sa disparition, je me suis souvenu que mon père m'avait confié cette photo il y a quelques temps.
Sur ce cliché, qui date des vacances de Pâques 1939 - si j'en crois l'indication au crayon au dos de l'original - on peut reconnaître Alain Robbe-Grillet à gauche, et mon père Jean à ses côtés, portant lunettes.
Passagers d'un bateau en partance pour Ouessant (toujours d'après le crayon), ils n'avaient pas encore 17 ans. Alain et sa soeur, Jean et son frère, étaient amis de jeunesse. Le temps des virées à bicyclette, des jours heureux, des excursions insouciantes et des flirts sans conséquence. Tous les quatre étaient quasi inséparables et passaient leurs vacances ensemble. Le futur "pape" du nouveau roman et mon père ont même faillis je crois être beaux-frères.
Mais les événements en ont décidé autrement.
Cette photo raconte l'histoire d'une amitié de jeunesse contrariée par la guerre, une amitié évanouie pour toujours.
Sous l'occupation, et surtout à partir de 1942, le STO (Service du Travail Obligatoire) enrôle de nombreux jeunes gens pour fournir de la main d'oeuvre aux usines allemandes. La classe 22 (celle des deux amis) est particulièrement touchée. Pour y échapper, mon père, avec son frère et un cousin jurassien, s'évadent de France pour rejoindre les Forces Françaises Libres d'Afrique du Nord, non sans être internés durant quelques longs mois en Espagne. Il participe en 44 au débarquement en Provence, puis à la libération du territoire.
Mon père nous a souvent raconté cette anecdote selon laquelle après la guerre, Robbe-Grillet et lui se seraient retrouvés par hasard dans le métro parisien. Robbe-Grillet évoque le STO, et la conversation tourne court. À jamais.
Après l'élection de l'écrivain à l'Académie Française, nous avons évoqué plusieurs fois cette amitié perdue et, connaissant l'admiration de mon père pour le génie narratif de l'auteur des Gommes et du Voyeur, j'ai envisagé un moment le projet un fou d'organiser des "retrouvailles" entre eux, sans savoir vraiment comment m'y prendre. Mon père n'a paru guère enthousiasmé par cette éventualité. Pourtant, il a cherché puis m'a confié cette photo, contredisant ainsi en quelque sorte le verbe par le geste. Je ne l'ai pas compris tout de suite. Et à mon grand regret, je n'ai pas cherché à concrétiser ce projet.
Cette photo raconte donc aussi l'histoire de retrouvailles inachevées.
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